La maladie d’Alzheimer – une histoire de famille.
ans la première partie de cette courte série sur la maladie d’Alzheimer, je partage avec vous la place qu’a eue la maladie d’Alzheimer dans ma vie et comment j’en suis venu à écrire une thèse de maîtrise sur cette maladie.
Quand j’étais enfant, l’un de mes moments préférés des vacances d’hiver était le souper de Noël chez ma grand-mère. Mamie Denise était une femme joyeuse et une excellente cuisinière. À quelques mètres seulement de la salle à manger, elle s’affairait sans relâche. J’entendais le tintement et le cliquetis de la cuisine en arrière-plan des conversations pétillantes et des rires joyeux prenant place à la table. Tellement de plats délicieux étaient servis au rythme des allées et venues de ma grand-mère. L’énergie festive et la nourriture remplissant les assiettes aussitôt qu’elles étaient vides me faisaient perdre le compte du nombre de plats que nous ingérions. Denise ne mangeait que quelques bouchées ici et là, se précipitant immédiatement vers la cuisine, insistant fermement qu’elle ne voulait pas d’aide si quelqu’un avait le culot de lui proposer. Elle était généreuse et voulait sincèrement que toute la famille profite de son souper de Noël. Quand elle avait fini de cuisiner, c’était déjà l’heure du dessert, moment auquel elle s’asseyait à table avec nous, réellement satisfaite.
L’apogée du souper, c’était toujours son fameux dessert à l’ananas; une sorte de gâteau recouvert d’une énome couche de crème onctueuse. La crème était si riche et si épaisse que j’aurais juré manger un nuage farci d’ananas confit. Je n’ai jamais compris par quelle sorcellerie culinaire un dessert aussi doux et moelleux pouvait adopter la forme définie d’un gâteau. Ce dessert était divin, si crémeux, si sucré, recouvert de flocons de sucre croquant pour lui donner de la texture. Le secret de ce désert était si bien gardé et si prisé qu’à ce jour, mon père garde précieusement le vieux papier sur lequel la recette est écrite !
Quand j’avais environ 13 ans, ma grand-mère a commencé à avoir quelques pertes de mémoire. Rien d’important : le jeune adolescent égocentrique que j’étais à l’époque s’en est à peine rendu compte. Mon père, en revanche, avait vu Denise traverser les nombreux défis que la vie lui avait présenté et était donc bien familier à son esprit aiguisé. Il en a glissé quelques mots à notre famille nucléaire, essayant de ne pas trop nous alarmer. Ma grand-mère était encore dans sa soixantaine à l’époque. Ces oublis étaient donc une véritable source d’inquiétude pour lui : sa mère n’était pas assez âgée pour oublier autant, pensa-t-il. Et il avait raison…
Inévitablement, au cours de mon adolescence, le déclin de l’esprit de ma grand-mère est devenu très apparent et la progression de la maladie était extrêmement triste à voir. Sa capacité à suivre les conversations était éphémère. Quand elle intervenait dans les conversations, les quelques mots qu’elle offrait ne nous permettait pas de comprendre sa pensée. Bientôt, elle ne participait plus à la préparation du dîner de Noël. Ça n’a plus jamais été pareil. Denise était une femme très fière, elle semblait résolue à ne jamais parler de sa maladie. Elle a développé des astuces pour dissimuler les phrases incohérentes qu’elle prononçait. Elle parvenait souvent à faire un lien entre ses propos et une partie de la conversation dont elle se souvenait. Tout au long de son déclin vers la démence, je n’ai jamais entendu le mot “Alzheimer” sortir de sa bouche, pas même une allusion à la maladie qui finirait par lui prendre sa vie. Seulement discutions-nous de son état avec mon père, ma mère et ma sœur. Les non-dits ont tendance à devenir des tabous avec le temps, comme s’il y avait une immense honte à garder des choses pour soi jusqu’au jour où nous sommes prêts à en parler.
Elle est décédée en 2018, à l’âge de 76 ans. Je me souviens de ma visite au centre de soins palliatifs. Je l’ai regardé respirer avec difficulté : un sifflement à l’expiration et une suffocation à l’inspiration. Ces sons me hantent encore aujourd’hui. Je me souviens m’être demandé quelle était son expérience subjective à ce moment-là. La veille, m’a-t-on dit, elle s’était promenée dehors, et même si c’était difficile, elle a quand même pu admirer la beauté d’un arbre, jeter un regard méditatif à la rivière près du centre de soins palliatifs. Assis à côté de son lit, je ne pouvais que la regarder agoniser avec détresse. Je me suis demandé si elle pouvait m’entendre et comprendre mes paroles. Je me demandais si elle luttait pour respirer autant qu’elle en avait l’air. J’espérais qu’elle était déjà partie, et que le combat de ses poumons pour respirer n’était que l’ombre de sa vie s’accrochant à son corps. Cette nuit-là, à 21 ans, j’ai vu une personne mourir pour la première fois.
Nous réagissons tous au deuil de manière très différente. Quand j’ai été laissé seul dans la pièce avec son corps, ma première émotion a été la confusion. Comment cette femme remarquable, qui avait été si énergique au long de mon enfance, a-t-elle pu perdre toute sa vivacité en l’espace de quelques années? Je me souviens, nous avions l’habitude de faire de longues promenades ensemble, lors desquelles nous avions des conversations franches et intelligentes. Le souvenir le plus vif que j’ai avec elle est celui dont elle s’est rappelé jusqu’à la fin, malgré sa maladie avancée. C’était cette fois où nous étions assis dans un restaurant et, étant le “nerd” que je suis, je lui ai demandé d’inventer des problèmes de mathématiques que je résoudrais. En perspective, je vois à quel point c’était ennuyeux pour un sexagénaire d’inventer ces problèmes, mais elle l’a fait avec coeur et patience. Et maintenant, moins de 10 ans plus tard, son corps sans vie était devant moi.
En parlant de problèmes de mathématiques, j’avais du mal à comprendre la simple l’arithmétique du vieillissement à ce moment-là. Quand mon corps aurait doublé en âge, à 42 ans, je pourrai encore courir des marathons. Lorsque mon corps triplerait d’âge, à 63 ans, j’aurais sûrement quelques problèmes de santé, mais très probablement rien qui n’affecte ma qualité de vie. Lorsque mon corps quadruplerait en âge, cependant, rien n’était certain : je pourrais être mort depuis longtemps, dans des conditions de souffrance insupportables ou, si je suis extrêmement chanceux, en bonne santé. J’avais du mal à comprendre à quelle vitesse le vieillissement semble s’emparer de nous, après nous avoir épargné largement pour si longtemps… Pourquoi une machine qui fonctionne si bien pendant 2 milliards de battements de cœur n’atteint-elle jamais son troisième milliard? Comment ma grand-mère a-t-elle eu autant mal à respirer après 500 millions de respirations sans faille ? Et pourquoi le corps de tous les humains a-t-il une échéance si similaire ? Ma réflexion fut bientôt interrompue : je sortis de la salle pour prendre mon père dans mes bras, mon père devenu orphelin à 49 ans.
À l’université, j’ai poursuivi des études en recherche biomédicale. Je suis devenu tellement occupé que je n’ai plus vraiment pensé à ma grand-mère. Alors que j’étais dans ma dernière année de baccalauréat, j’ai lu un livre sur le vieillissement : Lifespan, de David Sinclair. Quelque chose m’a profondément attiré dans ce livre, au point où j’ai demandé à mon directeur de recherche si je pouvais travailler sur le vieillissement. Il a accepté. Je ne savais pas que la recherche sur le vieillissement menée dans mon laboratoire était liée aux maladies neurodégénératives : quel hasard!
Deux ans plus tard, je rédige ma thèse de maîtrise, qui porte sur la maladie d’Alzheimer. Alors que je termine ma thèse, j’écris mes remerciements. Il m’est venu à l’esprit que je dois reconnaître que cette trajectoire malheureuse qu’a eue ma grand-mère, aussi tragique soit-elle pour notre famille, a apporté beaucoup de sens à ma vie. J’ai vu ce que la maladie d’Alzheimer lui a fait, la rapidité de l’évolution de la maladie et l’effet de la maladie sur ses proches. La réflexion que j’ai eue quand j’ai passé quelques minutes avec son corps sans vie est la raison pour laquelle j’ai été happé par ma lecture de Lifespan, et pourquoi j’ai décidé d’étudier les maladies liées à l’âge. Au passage, Lifespan donne une réponse à ma question sur la descente abrupte du corps avec l’âge, mais ce sera pour un autre article!
Après avoir lu mon histoire, c’est possible que vous vous sentiez pessimiste, anxieux ou effrayé. Pour vous-même ou pour vos proches. Mon but en partageant cette histoire avec vous n’est pas d’instiguer la peur, mais d’insuffler un mouvement. Lorsqu’une situation m’effraie, j’ai appris qu’il y a deux actions séquentielles peuvent m’aider :
1. Utiliser la peur en tant qu’agent motivateur pour prendre des mesures envers la source de cette peur.
2. La peur qu’il me reste suite à l’action est un surplus de peur inutile. J’apprends à vivre avec (plus facile à dire qu’à faire).
Lors des 4 prochains articles de blog, je mise à vous aider avec l’étape 1 : je vais vous transmettre tout ce que vous devez savoir sur la maladie d’Alzheimer, et ce savoir pourra orienter vos actions.
Dans mon deuxième article, je partagerai ce que chacun devrait savoir sur la maladie d’Alzheimer et j’expliquerai les mesures concrètes que tu peux prendre individuellement. Voici quelques exemples : Nous entendons dire que certaines personnes ont la maladie d’Alzheimer à 40 ans, est-ce que ça pourrait être toi? Comment te dépister pour les facteurs de risque de la maladie ? Et devrais-tu tenter d’obtenir cette information? Quelles sont les habitudes de vie soutenues par la science pour retarder l’apparition et ralentir la progression de la MA ? Comment fonctionne un diagnostic? Devrais-tu participer à des traitements expérimentaux ? Quelle est l’attitude à avoir vis-à-vis de la maladie si tu finis par l’avoir ?
Dans mon troisième article de blog, j’expliquerai le contrôle que nous avons sur la maladie d’Alzheimer en tant que société. Je me concentrerai sur la recherche sur les médicaments contre la maladie d’Alzheimer, mais aussi sur les approches préventives potentielles que nous pourrions avoir en tant que société pour arrêter cette maladie qui touche 25% des personnes de plus de 85 ans.
Dans mon quatrième et cinquième article de blog, je plongerai en profondeur dans la biologie de la maladie d’Alzheimer. Il y a beaucoup de ‘’drama’’ dans la communauté scientifique recherchant cette maladie, alors c’est plutôt divertissant. De plus, voir comment les 10 premières décennies de recherche sur la maladie d’Alzheimer ont porté peu de fruits, suivies de 2 décennies de découvertes prometteuses peut donner une lueur d’espoir à ceux qui redoutent cette maladie. De plus, une compréhension détaillée du suject te permettra, en tant que citoyen, de mettre de la pression sur les décideurs politiques pour qu’ils financent la recherche qui est susceptible de nous rapprocher d’un médicament qui fonctionne.
Comme vous l’apprendrez dans le prochain article, le fait que ma grand-mère a développé la maladie si tôt n’est pas une bonne nouvelle pour mes propres chances. Cependant, j’ai espoir que grâce à de la bonne science et à une politique bien informée qui la subventionne, nous pourrions vivre dans un monde dans lequel je pourrai servir du dessert à l’ananas de mes petits-enfants bien au-delà de mes 80 ans!